Cinquième soirée consacrée à la présentation d’un ouvrage qui nourrit notre réflexion : nous sommes entré.e.s dans le monde des Achuars, guidé.e.s par Manuel Ferrandiz qui avait lu et digéré pour nous La composition des mondes de Philippe Descola.

Quelques mots d’abord sur le parcours de Philippe Descola, qui occupe aujourd’hui la chaire d’anthropologie de la nature au collège de France, où il succède à Françoise Lhéritier et avant elle Claude Lévi-Strauss. Dans les années 70, étudiant en philosophie à l’ENS, il passe deux ans en Amazonie avec les Jivaros Achuars (entre l’Équateur et le Pérou), un peuple autochtone et animiste, en compagnie de l’ethnologue Anne-Christine Taylor (dont il est l’époux). Disciple de Claude Lévi-Strauss, il fait une thèse sous sa direction à l’EHESS sur les relations qu’entretiennent les Achuars avec leur environnement. Même si la notion d’environnement, littéralement « autour de nous », n’a pas vraiment cours chez ce peuple animiste : les Achuars parlent aux plantes et les animaux et sont visités par leurs esprits.

Dans le sillage de la présentation du livre de Baptiste Morizot par Denise, nous sommes donc allé.e.s à la rencontre d’un peuple d’environ 20000 personnes qui entretient des relations diplomatiques avec les non-humains. Une idée forte chez Descola, qui la pose déjà en 2005 dans Par delà nature et culture : le concept de nature est européen ou occidental, il s’agit d’une séparation artificielle entre le monde des hommes et le reste et cette distinction n’a aucun sens dans de nombreuses cultures. Ce partage entre nature et culture est historique, c’est une abstraction qui sert à créer une distance entre les hommes et la nature.

Depuis la Renaissance, ces peuples autochtones sont considérés comme des « bons sauvages », appendices de la nature, ou alors représentés négativement, comme des cannibales, des réducteurs de têtes. L’animisme est vu par les premiers anthropologues comme les vestiges d’un monde arriéré. Cette lecture du monde fonctionne avec des œillères : on parle de « forêt vierge » parce que l’on considère les peuples amazoniens ne pratiquent l’agriculture. De fait, ils ne labourent pas mais ils façonnent la forêt à la manière de l’agro-foresterie, transformant l’Amazonie en forêt comestible. Les Achuars ont une connaissance beaucoup plus poussée de leur milieu de vie : excellents botanistes, éthologues chevronnés, les rapports qu’ils entretiennent avec les animaux et les plantes ne sont jamais des rapports de domination. La forêt est leur jardin où ils pratiquent l’essartage : la parcelle est brûlée, ce qui la rend très fertile pendant 3 ans. Les plants, prélevés dans la forêt, sont repiqués sur une litière de cendres. Lorsque les rendements baissent, ils font la même opération sur une autre parcelle. Cette pratique répétée depuis des millénaires par les différents peuples amazoniens entraîne que 70% des espèces de l’Amazonie sont aujourd’hui intéressantes pour les humains car elles ont été plantées ou favorisées par eux.

L’animisme est fondé sur l’idée qu’entre l’humain et le non-humain il y a une continuité et des métamorphoses. Les relations avec le reste du vivant sont pensées comme un système d’alliances, telle une famille. Si le corps est différent, l’âme est la même. L’approche est genrée : les femmes parlent aux plantes comme à des enfants tandis que les hommes s’adressent au gibier en tant que « beaux-frères ».

Des rituels assurent la communication avec les autres formes du vivant. Ainsi tous les matins, les Achuars se réunissent pour se raconter leurs rêves où humains, animaux et plantes se mêlent. Les chamanes entretiennent également les relations avec ces âmes ; ils effectuent des « voyages diplomatiques » en prenant la forme de l’animal visité, grâce à des transes stimulées par des produits hallucinogènes.

Autre chemin fréquenté par les Achuars pour communiquer avec les non-humains : les anents, incantations magiques et chants silencieux qu’ils récitent dans leur tête et leur permet de négocier avec les plantes et les animaux, donc d’influer sur leur environnement. Ces sortes de prières font partie de l’éducation des Achuars, et chacun possède un répertoire d’une cinquantaine d’anents. Les anents, sont évoquées dans un bande-dessinée d’Alessandro Pignocchi, adaptation de l’ouvrage de Descola dans la collection Terre Humaine, les lances du crépuscule (1996).

Les messages des animaux et des plantes vont toujours dans le même sens : ce sont des avertissements pour favoriser une gestion parcimonieuse des ressources. Un équilibre est à maintenir, condition de la survie de tous et toutes, qui est l’enjeu de ces bonnes relations entretenues au sein du vivant.

Outre l’Amazonie, l’animisme est également présent en Sibérie, en Asie du Sud-Est, au Mali, en Nouvelle-Calédonie.

S’il nous est si difficile de comprendre le fonctionnement de l’animisme, c’est justement par qu’il s’oppose complètement au naturalisme, qui fonde notre approche occidentale du vivant depuis la Renaissance : à l’inverse des Achuars, nous considérons que si notre corps nous rapproche de l’animal, notre âme nous en distingue radicalement. Dualisme de corps et de l’âme, à l’image de l’opposition nature et culture.

Deux autres ontologies se retrouvent à travers le monde : le totémisme des aborigènes australiens mais aussi des Amérindiens. La tribu, un individu ou un groupe, est identifiée à un animal dont elle possède les qualités physiques et physiques. Jusqu’à la Renaissance, l’analogisme est très répandu, y compris en Occident : des rapports de correspondance sont établis entre microcosme et macrocosme, comme par exemple entre le corps humain et le cosmos. La médecine chinoise ou le Confucianisme en sont des versions actuelles, mais la philosophie grecque en présentait bien des aspects.

La soirée a été bien plus riche et passionnante que ce rapide résumé, il a aussi été question de nagual, un double animal avec lequel on partage le même destin et les mêmes qualités, du chien noir avec lequel Catherine est entrée en communication grâce à des cactus hallucinogènes et du totem canadien de Carole. Nous avons ri et rêvé en partageant un grignotage délicieusement arrosé et nous sommes enchanté.e.s de penser à notre future soirée de septembre autour de Darwin.

Où trouver les livres dont Manuel a parlé au cours de la soirée dans les bibliothèques publiques parisiennes ?

  • La composition des mondes de Philippe Descola, https://tinyurl.com/y7wglc26
  • Catalogue de l’exposition sur La fabrique des images au Quai Branly en 2010, https://tinyurl.com/y9wupbj2. Philippe Descola y est commissaire d’exposition et il mène une recherche iconographique qui illustre le rapport à l’animal des différents systèmes qu’il a identifiés (animisme/ totémisme/ analogisme/ naturalisme)
  • Anent, nouvelles des Indiens jivaros par Alessandro Pignocchi (BD) https://tinyurl.com/ycxam749

Philippe Descola, invité de Laure Adler sur France Inter le 24 juin 2020 : https://www.franceinter.fr/emissions/l-heure-bleue/l-heure-bleue-24-juin-2020

Philippe Descola : “Les Achuar traitent les plantes et les animaux comme des personnes”, un entretien de 2015 pour Télérama.


0 commentaire

Laisser un commentaire

Emplacement de l’avatar

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *